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dominique Forma skeud

SKEUD

Extrait du chapitre 25, Abib

Parution en février 2008 chez FAYARD NOIR

 

Quatre heures plus tard, nous étions à Amsterdam. Le stationnement dans le centre-ville, du marché aux fleurs à Dam Platz, étant kafkaïen, nous nous garâmes dans l’un des immenses parkings de béton périphériques au centre ville. N’ayant aucun goût pour le vélo, je décidai de rejoindre la gare centrale à pied. Patrick fit la grimace, je vis sa moue dans le reflet de la vitre.
– Je ne te force pas à m’accompagner, tu peux rester dans la camionnette. En fait, tu sais quoi? Tu aurais dû rester avec ta femelle!
– Arrête, à quoi ça ressemble ? On dirait un vieux couple ! On est à Amsterdam, bordel ! On va aller se manger un gâteau au shit, se faire tailler une plume, se boire une bonne bière – une thé au miel pour toi – on vend les skeuds et on rentre au bercail.
– Je négocie la vente, tu recomptes les billets et on reprend la route !
– Ah, on la joue austère ?
– Pro. On la joue pro.
Il faisait froid, l’air était humide et le bitume glissant. Nous rejoignîmes la gare centrale puis longeâmes l’avenue principale qui mène à Dam Platz. La police réveillait les clochards et les camés qui avaient passé la nuit, réfugiés dans les cabines téléphoniques, à somnoler entre un bottin et la tablette de support: une véritable acrobatie, à moins d'être fakir Hindou ou complètement défoncés. Toutes les épaves devaient dégager avant que les touristes envahissent le centre-ville.
Durant mes années d’égarement, j’avais beaucoup pratiqué Amsterdam. Et pourtant j’étais incapable de me repérer. Les petits restaurants pakistanais se ressemblaient tous. Les sex-shops promettaient tous les mêmes excès. La revue Private exhibait ses affichettes publicitaires le long des canaux traversant le Red Light District, derrière Dam Platz. Les pubs, bars et coffee-shops s'éclairaient des mêmes néons. Les souvenirs ne me revenaient que par bribes, des détails, le plus souvent liés à des crises de delirium tremens, ou à des bagarres entres poivrots. Je sentais, pourtant, que le quartier changeait. Les types sous acide, dérivant le long des canaux, étaient maintenant pris de soubresauts psychotiques. La drogue devait être moins bonne et plus chère. L’époque où les putes partageaient un joint avec les flics était révolue. Le haut de Red Light était tenu dorénavant par les chinois. Leurs clubs étaient interdits aux blancs et aux chiens mais ils avaient submergé la ville d’héroïne et tous les junkies d’Europe avaient rappliqué. La ville perdait son charme provincial et prenait des airs de métro New-Yorkais. Bientôt le quartier deviendrait aseptisé, on y viendrait comme on va au Monoprix : pour y faire ses emplettes.

Après un petit pont, puis un second, nous tournâmes sur la droite, le long d’un canal. Des dealers extrêmement courtois nous proposèrent, sans prendre la peine de s’arrêter, toutes, absolument toutes les drogues possibles. Nous débouchâmes sur une petite place, devant une église. Les filles qui travaillaient dans les rues adjacentes étaient noires, d’Afrique ou des Caraïbes, et, exhibaient des poitrines généreuses. La répartition des gagneuses se faisait par ethnie. L'angle de deux ruelles marquait la frontière avec les vietnamiennes. A cette heure matinale, les seules filles, à avoir le rideau de leur vitrine levé, dépassaient la quarantaine ou frôlaient la demi tonne.
Je guidai Patrick dans ce dédale, sans certitude, quand nous tombâmes sur une rue piétonne aux beautés indigènes: rouquines épanouies et blondinettes en mini-jupe de vinyle. Toutes ces matrones s’emmerdaient ferme.
– On approche.
Je vérifiai que le numéro 27 trônait au-dessus de la porte vitrée. Le rideau rouge était tiré. Aucune lumière ne perçait de l’intérieur. Etions-nous arrivés trop tôt ? De l’index, je frappai sur la vitre, le rideau s’agita aussitôt. Je saluai de la main une ombre et la porte s’ouvrit.
La pièce était ridiculement petite. Un mini-radiateur électrique dépassait de derrière une psyché. Un autre miroir, en face, créait un effet de perspective minable. Deux vieilles photos d’une blonde jaillissant de la mer, façon Bo Derek, étaient punaisées sur la porte du fond. L’ensemble avait de quoi foutre la déprime à un régiment d’informaticiens en chaleur. La péripatéticienne, locataire du lieu, referma la porte, se rassit et, sans un regard, reprit sa cigarette et ses mots croisés.
Nous pénétrâmes dans une kitchenette où nous attendait Abib, trente-cinq ans, des rouflaquettes à la Jules Ferry et une veste écossaise sur les épaules. Il était costaud, assis et Nord Africain. Derrière lui étaient plantés trois types avec de sales gueules, entre vingt et vingt-cinq ans. A la grande époque, Abib était un des rares détaillants avec lequel je traitais. Il aimait le rock, payait rubis sur l’ongle et, à chacune de mes visites hollandaises, m’avait accueilli royalement. Un petit prince de l’Orient. Mais, n’étant plus le Johnny Trouble d’il y avait trois ans, en me recevant dans cette pièce minable, il m’indiquait que le rapport de force avait changé. Les gueules des trois affreux qui l'épaulaient confirmaient que j’avais eu raison de venir au rendez-vous sans mon stock. Je me demandai même si je ne devais pas avaler le reçu du parking: je n'avais aucune envie qu'ils mettent la main sur la camionnette.

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