Quatre
heures plus tard, nous étions à Amsterdam. Le stationnement
dans le centre-ville, du marché aux fleurs à Dam Platz,
étant kafkaïen, nous nous garâmes dans lun
des immenses parkings de béton périphériques
au centre ville. Nayant aucun goût pour le vélo,
je décidai de rejoindre la gare centrale à pied. Patrick
fit la grimace, je vis sa moue dans le reflet de la vitre.
Je ne te force pas à maccompagner, tu peux rester
dans la camionnette. En fait, tu sais quoi? Tu aurais dû rester
avec ta femelle!
Arrête, à quoi ça ressemble ? On dirait
un vieux couple ! On est à Amsterdam, bordel ! On va aller
se manger un gâteau au shit, se faire tailler une plume, se
boire une bonne bière une thé au miel pour
toi on vend les skeuds et on rentre au bercail.
Je négocie la vente, tu recomptes les billets et on
reprend la route !
Ah, on la joue austère ?
Pro. On la joue pro.
Il faisait froid, lair était humide et le bitume glissant.
Nous rejoignîmes la gare centrale puis longeâmes lavenue
principale qui mène à Dam Platz. La police réveillait
les clochards et les camés qui avaient passé la nuit,
réfugiés dans les cabines téléphoniques,
à somnoler entre un bottin et la tablette de support: une
véritable acrobatie, à moins d'être fakir Hindou
ou complètement défoncés. Toutes les épaves
devaient dégager avant que les touristes envahissent le centre-ville.
Durant mes années dégarement, javais beaucoup
pratiqué Amsterdam. Et pourtant jétais incapable
de me repérer. Les petits restaurants pakistanais se ressemblaient
tous. Les sex-shops promettaient tous les mêmes excès.
La revue Private exhibait ses affichettes publicitaires le long
des canaux traversant le Red Light District, derrière Dam
Platz. Les pubs, bars et coffee-shops s'éclairaient des mêmes
néons. Les souvenirs ne me revenaient que par bribes, des
détails, le plus souvent liés à des crises
de delirium tremens, ou à des bagarres entres poivrots. Je
sentais, pourtant, que le quartier changeait. Les types sous acide,
dérivant le long des canaux, étaient maintenant pris
de soubresauts psychotiques. La drogue devait être moins bonne
et plus chère. Lépoque où les putes partageaient
un joint avec les flics était révolue. Le haut de
Red Light était tenu dorénavant par les chinois. Leurs
clubs étaient interdits aux blancs et aux chiens mais ils
avaient submergé la ville dhéroïne et tous
les junkies dEurope avaient rappliqué. La ville perdait
son charme provincial et prenait des airs de métro New-Yorkais.
Bientôt le quartier deviendrait aseptisé, on y viendrait
comme on va au Monoprix : pour y faire ses emplettes.
Après un petit pont, puis un second, nous tournâmes
sur la droite, le long dun canal. Des dealers extrêmement
courtois nous proposèrent, sans prendre la peine de sarrêter,
toutes, absolument toutes les drogues possibles. Nous débouchâmes
sur une petite place, devant une église. Les filles qui travaillaient
dans les rues adjacentes étaient noires, dAfrique ou
des Caraïbes, et, exhibaient des poitrines généreuses.
La répartition des gagneuses se faisait par ethnie. L'angle
de deux ruelles marquait la frontière avec les vietnamiennes.
A cette heure matinale, les seules filles, à avoir le rideau
de leur vitrine levé, dépassaient la quarantaine ou
frôlaient la demi tonne.
Je guidai Patrick dans ce dédale, sans certitude, quand nous
tombâmes sur une rue piétonne aux beautés indigènes:
rouquines épanouies et blondinettes en mini-jupe de vinyle.
Toutes ces matrones semmerdaient ferme.
On approche.
Je vérifiai que le numéro 27 trônait au-dessus
de la porte vitrée. Le rideau rouge était tiré.
Aucune lumière ne perçait de lintérieur.
Etions-nous arrivés trop tôt ? De lindex, je
frappai sur la vitre, le rideau sagita aussitôt. Je
saluai de la main une ombre et la porte souvrit.
La pièce était ridiculement petite. Un mini-radiateur
électrique dépassait de derrière une psyché.
Un autre miroir, en face, créait un effet de perspective
minable. Deux vieilles photos dune blonde jaillissant de la
mer, façon Bo Derek, étaient punaisées sur
la porte du fond. Lensemble avait de quoi foutre la déprime
à un régiment dinformaticiens en chaleur. La
péripatéticienne, locataire du lieu, referma la porte,
se rassit et, sans un regard, reprit sa cigarette et ses mots croisés.
Nous pénétrâmes dans une kitchenette où
nous attendait Abib, trente-cinq ans, des rouflaquettes à
la Jules Ferry et une veste écossaise sur les épaules.
Il était costaud, assis et Nord Africain. Derrière
lui étaient plantés trois types avec de sales gueules,
entre vingt et vingt-cinq ans. A la grande époque, Abib était
un des rares détaillants avec lequel je traitais. Il aimait
le rock, payait rubis sur longle et, à chacune de mes
visites hollandaises, mavait accueilli royalement. Un petit
prince de lOrient. Mais, nétant plus le Johnny
Trouble dil y avait trois ans, en me recevant dans cette pièce
minable, il mindiquait que le rapport de force avait changé.
Les gueules des trois affreux qui l'épaulaient confirmaient
que javais eu raison de venir au rendez-vous sans mon stock.
Je me demandai même si je ne devais pas avaler le reçu
du parking: je n'avais aucune envie qu'ils mettent la main sur la
camionnette.
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