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dominique Forma skeud

SKEUD

Extrait du chapitre 13, Johnny Trouble

Parution en février 2008 chez FAYARD NOIR

 

Deux heures durant Marc me raconta comment et pourquoi il avait fondé Skydog, le premier label indépendant au monde, quelques mois plus tôt. Un label de fans pour fans de rock, un label terroriste, une piste tracée à travers les marais des gros labels régnants. De Sky High, session de Jimi Hendrix accompagné de Johnny Winter et de Jim Morrison, aux inédits du Velvet underground sur Evil Mothers, Marc, l’Incorruptible, se procurait les bandes auprès des musiciens qu’il tenait toujours à dédommager financièrement.
Yves, en papillon noir, virevoltait autour de nous. Il remplissait les verres et entrecoupait le récit d’anecdotes.
– Le skeud doit être un bel objet, un diamant… Hendrix distribuant des volées de coups de poing à ses maîtresses les nuits de désespoir… Les yeux cernés de Brian Jones… Les après midis sous acide allongé sur les capots des voitures bloquées en bas de la rue Saint-Denis… La collection de fouets du timide Jimmy Page… Les polaroïds pornographiques de Warhol… Les nuits qui durent des semaines… Les hécatombes pharmaceutiques… Les vedettes qui se fabriquent en un jour et se ramassent en deux saisons, laissant une poignée de 45 tours derrière eux… Les ascensions de demi-dieux s’écroulant le mois suivant… Un skeud se doit de raconter tout cela, plus encore... Il faudrait que tu déploies tes ailes, conclut-il d’un ton définitif.
J’avais tout à coup la réponse à la question que je ne m’étais pas encore posée. Que faire ?
Je ferai des skeuds.
Je choisirai les concerts inédits de groupes que j’aimais, d’autres que je découvrirai, je déciderai des pochettes, je dépenserai autant d’argent que je pourrais, je vendrai à qui je voudrai et comme bon me semblerait.
La Vérité s’offrait à moi. Le Désir roulait des hanches, l’occasion ne se représenterait plus. Il n’y avait rien d’autre au monde que je ne voulais faire. Que cinq, dix, cent labels voient le jour. Je m’imaginais en Feddayin Electrique, en activiste vinylique…
J'avais trop bu, Marc s’en était tenu au bourgogne et Yves disparaissait régulièrement aux toilettes pour se vider l’estomac. Je m’agrippai à mon skeud, comme un chien à son os, pour ne pas m’effondrer dans la sciure et perdre leur respect. Leurs propos se confondaient, leurs mots devenaient incompréhensibles. Le bar américain se transformait en trou noir, je ne devais pas sombrer. Et pourtant mes genoux vacillaient. Shakin’ All Over prenait un sens nouveau.
Alors que je venais d'estimer la distance qui me séparait de la poignée de la porte, que mon cerveau et mes jambes étaient enfin coordonnés, que je m’apprêtai à lâcher le comptoir et à tirer ma révérence, le bar fut envahi par une tribu de Wisigoths gominés, bruyants, en blouson de cuir. Ils avançaient en terrain conquis puisque le Mother’s Earth leur appartenait. Ou presque. Le jour de l’ouverture, l'établissement fut saccagé. Le miroir, derrière le comptoir, fut brisé et la vitrine explosée. Le gérant proposa un accord à l’amiable avec ces barbares.
– On est chez nous ici, lui avait expliqué Jean-Claude.

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