Deux
heures durant Marc me raconta comment et pourquoi il avait fondé
Skydog, le premier label indépendant au monde, quelques mois
plus tôt. Un label de fans pour fans de rock, un label terroriste,
une piste tracée à travers les marais des gros labels
régnants. De Sky High, session de Jimi Hendrix accompagné
de Johnny Winter et de Jim Morrison, aux inédits du Velvet
underground sur Evil Mothers, Marc, lIncorruptible, se procurait
les bandes auprès des musiciens quil tenait toujours
à dédommager financièrement.
Yves, en papillon noir, virevoltait autour de nous. Il remplissait
les verres et entrecoupait le récit danecdotes.
Le skeud doit être un bel objet, un diamant
Hendrix
distribuant des volées de coups de poing à ses maîtresses
les nuits de désespoir
Les yeux cernés de Brian
Jones
Les après midis sous acide allongé sur
les capots des voitures bloquées en bas de la rue Saint-Denis
La collection de fouets du timide Jimmy Page
Les polaroïds
pornographiques de Warhol
Les nuits qui durent des semaines
Les hécatombes pharmaceutiques
Les vedettes qui se
fabriquent en un jour et se ramassent en deux saisons, laissant
une poignée de 45 tours derrière eux
Les ascensions
de demi-dieux sécroulant le mois suivant
Un skeud
se doit de raconter tout cela, plus encore... Il faudrait que tu
déploies tes ailes, conclut-il dun ton définitif.
Javais tout à coup la réponse à la question
que je ne métais pas encore posée. Que faire
?
Je ferai des skeuds.
Je choisirai les concerts inédits de groupes que jaimais,
dautres que je découvrirai, je déciderai des
pochettes, je dépenserai autant dargent que je pourrais,
je vendrai à qui je voudrai et comme bon me semblerait.
La Vérité soffrait à moi. Le Désir
roulait des hanches, loccasion ne se représenterait
plus. Il ny avait rien dautre au monde que je ne voulais
faire. Que cinq, dix, cent labels voient le jour. Je mimaginais
en Feddayin Electrique, en activiste vinylique
J'avais trop bu, Marc sen était tenu au bourgogne et
Yves disparaissait régulièrement aux toilettes pour
se vider lestomac. Je magrippai à mon skeud,
comme un chien à son os, pour ne pas meffondrer dans
la sciure et perdre leur respect. Leurs propos se confondaient,
leurs mots devenaient incompréhensibles. Le bar américain
se transformait en trou noir, je ne devais pas sombrer. Et pourtant
mes genoux vacillaient. Shakin All Over prenait un sens nouveau.
Alors que je venais d'estimer la distance qui me séparait
de la poignée de la porte, que mon cerveau et mes jambes
étaient enfin coordonnés, que je mapprêtai
à lâcher le comptoir et à tirer ma révérence,
le bar fut envahi par une tribu de Wisigoths gominés, bruyants,
en blouson de cuir. Ils avançaient en terrain conquis puisque
le Mothers Earth leur appartenait. Ou presque. Le jour de
louverture, l'établissement fut saccagé. Le
miroir, derrière le comptoir, fut brisé et la vitrine
explosée. Le gérant proposa un accord à lamiable
avec ces barbares.
On est chez nous ici, lui avait expliqué Jean-Claude.
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