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dominique Forma skeud

SKEUD

Extrait du chapitre 1, Mick Jagger et la Japonaise

Parution en février 2008 chez FAYARD NOIR

 

– Johnny ? Johnny Trouble ?
– En personne, répondis-je avec l’autorité d’un centurion.
Johnny T. T comme Tribun.
J’aurais pu jouer dans un péplum. J’avais les cuisses suffisamment musclées pour porter la toge mais, surtout, j’avais la certitude d’avoir fait plier le monde à ma volonté. Je faisais ce que je voulais, je n’avais de compte à rendre à personne et je gagnai très bien ma vie. Le succès me rendait suffisant. Arrogant peut-être. Franchement con, murmurait la compétition.
Que faisais-je pour être aussi imbu de moi-même et détesté de la concurrence ? J’enregistrai les concerts auxquels j’assistais, je les gravai sur vinyle pour ensuite vendre ces skeuds à un public chaque jour plus nombreux.
J’étais un des piliers, la colonne vertébrale de cette économie clandestine. J’aimais mon métier, j’étais fier de mes skeuds et j'adorai les concerts. Les soixante à quatre-vingt minutes, qui duraient parfois une semaine, tant la décharge électrique était violente, validaient mon… travail. Ces galettes de vinyle que je fabriquai étaient les témoignages, la mémoire, de ces moments d’éblouissement.
On évoquait un concert de 1968, dans un club new-yorkais, où Lou Reed avait rejoint Jimi Hendrix sur scène. Personne n’était là pour l’enregistrer. Dommage… Bob Dylan avait eu plus de chance. Ses concerts mythiques en Angleterre, durant sa tournée de 1966, étaient tous disponibles quinze ans avant qu’un label officiel ne se décide à les diffuser.
Les historiens du xxie siècle nous remercieront. C’était, en tout cas, ce que j’avais prévu de dire pour ma défense si, par malheur, la police mettait un terme à mon entreprise.
Créer un skeud était avant tout un choix, un choix de vie. Fabriquer un objet, un bel objet, une chose rare et séduisante qu’on pouvait autant regarder, toucher qu’écouter… J’étais fièrement fétichiste. Un skeud était bien plus qu’un acte marchand, c’était un acte d’amour, un acte de collectionneur maniaque, un geste érotique pour celui qui achetait comme pour celui qui vendait.
Évidemment, les avocats, dont la définition génétique les situe entre le vautour et la hyène, parlaient d’un énorme braquage. A leurs yeux, nous étions d'immondes barbares, nous pillions le patrimoine artistique dont ils étaient les défenseurs. J’étais le premier à reconnaître qu’un skeud était un disque illégal de chansons enregistrées de manière illégale, pressé et vendu illégalement. Les éditeurs musicaux, les interprètes, les représentants des labels, les auteurs compositeurs, leurs managers, leurs avocats, leurs maîtresses et leurs dealers ne touchaient pas un centime du bénéfice des ventes.
Nous n’étions pas idiots, pas plus que des avocats en tout cas. Certes, il s’agissait d’une économie parallèle, mais qui suivait les règles de l'offre et la demande. Nous vendions ce que les gens souhaitaient acheter. Nous fabriquions des skeuds de groupes célèbres, ayant déjà fait fortunes. Le détournement de bénéfice, dont on nous accusait, bien qu'exacte me paraissait négligeable. Combien de dizaines de millions fallaient-il sur son compte en banque pour que Mick Jagger ne souffre plus de ce manque à gagner ?
Si rapacité il y avait, on ne pouvait la trouver de notre coté.
Sans me prendre pour Robin des Bois, il y avait quelque chose de… sain, de propre, de vivifiant, à détourner une partie de l’argent destinée à des types pleins aux as.

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